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  • Dec 01, 2012
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La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Correspondances, Charles Baudelaire

Des tombeaux illustratifs

de Jean-Philippe Deneault

 

Un des premiers contacts des représentants d’un lieu d’exposition avec les œuvres se fait souvent par l’intermédiaire du devis technique qui contient les instructions à suivre quant à l’emballage, au stockage, au transport, à la manipulation et au conditionnement de celles-ci avant l’accrochage. La politesse et la déférence avec lesquelles Fiona Annis donne ses instructions quant à la manipulation de celles de la série The After-Image (chants du cygne) révèlent bien plus que son souci à l’égard de la survie matérielle de ces dernières : elles relèvent presque du respect inhérent aux diverses étapes de la thanatopraxie, procédure qui exige rigueur, tact et soin pour préserver dignement la mémoire du défunt. En effet, l’artiste a confectionné les boîtiers contenant les œuvres de cette série avec le soin d’un menuisier qui fabrique un cercueil.

 

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La série The After-Image (Swan Songs) comprend douze images entre lesquelles sont intercalées des citations. Ces citations proposent au spectateur de suivre un parcours poético-politico-esthétique au sein d’œuvres photographiques relatives aux lieux naturels ou architecturaux où des artistes et des auteurs célèbres sont censés avoir entonné leur chant du cygne lors d’une mort accidentelle ou non naturelle (suicide, meurtre). Certaines de ces disparations, dont les lieux vont du lac de Tom Thomson au fleuve limoneux de Virginia Woolf, en  passant par le sentier parcouru par Walter Benjamin, ont tous quelque chose de spectaculaire. Fiona Annis prend une photo de l’emplacement de la mort de ces figures imposantes de l’histoire artistico-littéraire et en fait de magnifiques tirages en recourant à une palette lyrique, aux tonalités végétales ou aqueuses.

 

En conférence, l’artiste dit que son art est très axé sur la recherche. De manière plus formelle, la méthode qu’elle a suivi pour réaliser le projet de The After-Image (Swan Songs) s’est déroulée en quatre étapes. Ces étapes ont consisté pour elle à :1) s’intéresser à la mort ; 2) se pencher sur la mort de ceux qui nous ont précédés ; 3) se rendre sur les lieux où certains d’entre eux sont morts ; 4) étayer son projet par de la documentation. S’appuyant sur des anecdotes, l’artiste insiste longuement pour dire que ses travaux de documentation et ses voyages pour les faire ont été soumis à de nombreuses contingences extérieures au cadre méthodologique prédéterminé. Elle évoque notamment le caractère accidentel et imprévisible de la création artistique. Elle souligne, à plus d’une reprise, les limites de sa compétence technique en photographie. Aussi, préfère-t-elle à l’étiquette de photographe pour la qualifier, celle d’artiste conceptuelle pluridisciplinaire qui accomplit une œuvre dont «l’approche documentaire et romantique» laisse beaucoup de place à l’intuition, au sentiment.

 

Les citations de théoriciens de la littérature et de philosophes intercalées entre les œuvres et la description de la démarche de l’artiste révèlent la dimension parlante, voire savante de l’exposition. Ces citations indiquent au visiteur que le propos visuel soulevé par l’artiste est chargé de sens. Cette façon de faire et ces repères méthodologiques découlent, d’une part, d’un souci didactique et, d’autre part, du désir de l’artiste d’apporter d’entrée de jeu un éclairage critique utile. Cette technique vise à orienter et à circonscrire le domaine d’appréhension esthétique du spectateur. L’artiste tient à guider la lecture de l’œuvre en fournissant des repères textuels et en fixant son horizon interprétatif. Ces repères sont indissociables du corpus présenté et lui permettent de devancer, en quelque sorte, une partie du travail de la critique. C’est aussi pourquoi le travail de Fiona Annis est plus proche du portrait (au sens littéraire d’évocation[1]) que de la nature morte. L’attention du spectateur se concentre sur le caractère surnaturel, l’aura, des lieux et des paysages imprégnés de la mémoire des disparus.

 

Fiona Annis précise que ses chants du cygne se résument à  «un cycle de rencontres photographiques [visant] à dévoiler des échos [poétiques et politiques] gravés dans le paysage, lequel  agit comme un point de départ vers une méditation entre les actes définitifs et l’endroit où ils se sont déroulés». Ainsi, l’artiste propose une médiation entre le spectateur et ces lieux chargés d’histoire. Pour les admirateurs de ces «personnalités, dont la mort, inattendue ou violente, contribue à leur légende[2]», ces portraits présentent l’intérêt de donner au spectateur l’impression d’être plus proche desdites personnalités, même si les sujets des œuvres sont absents. D’une valeur symbolique immense, les clichés des lieux de ces actes, désormais médiatisés et visibles, s’ajoutent à l’ensemble des images et participent à l’édification du mythe des noms propres que l’artiste sélectionne, à quelques exceptions près, dans l’hagiographie artistico-littéraire du XXe siècle. Avant même que le spectateur ne pose son regard sur les photographies, ces personnalités plus grandes que nature vivent déjà dans son imaginaire, comme dans celui de l’artiste, au-delà de leurs œuvres et au-delà de leur mort. Les portraits réalisés par Fiona Annis frappent, stimulent et alimentent cet imaginaire. Ses images prennent tout leur sens avec l’interrogation suscitée par la qualité métaphorique de la rencontre topographique et de la mise en scène qu’elle amorce. Elles entraînent chez le spectateur critique un questionnement d’ordre épistémologique et sociologique sur les problèmes de l’identification et de la représentation.

 

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Les citations qui ponctuent le parcours – telles des légendes de ces légendes disparues– sont elles-mêmes tirées d’ouvrages écrits par des théoriciens (Deleuze, Blanchot, etc.), tout aussi célèbres que les personnalités en question, dont les patronymes n’apparaissent jamais sur les murs de l’exposition. Chacune des légendes qui accompagnent les images du parcours s’intitule d’ailleurs Swan Song [Chant du cygne], et le nom du disparu est mis entre parenthèses, comme dans les exemples suivants : Swan Song (Woolf) ou Swan Song (Pasolini). Ces titres attirent l’attention, plus particulièrement dans le cas des suicidés, vers l’aspect performatif de leur mort, pris non seulement au sens d’une contestation d’ordre politique, mais encore au sens d’un dernier grand geste artistique fait par le défunt. Ainsi, Fiona Annis nous conduit à nous interroger tant sur la question de la vie ou de la mort (source inépuisable d’inspiration) de ces personnalités phares que sur leurs motivations artistiques. Que reste-t-il de leur mort ? Que signifie-t-elle et qu’ont-elles voulu nous dire ?

 

Les images de The After-Image (Swan Songs), elles-mêmes, s’appréhendent aisément sans bagage conceptuel ou sans référents littéraires ou philosophiques particuliers. Elles s’adressent à tous, y compris ceux qui ne chercheront pas à comprendre le sens profond de leur teneur mais seront interpellés par leur seule beauté. Pour eux, l’exposition se résumera éventuellement à de simples natures mortes. Toutefois, l’intérêt du travail de Fiona Annis, comme le lecteur l’aura deviné, se situe à un autre niveau. L’artiste revisite, de manière novatrice, la nature comme point de repère de l’art et comme espace dialectique où le réel et l’imaginaire s’affrontent. C’est un travail romantique qui provoque plus de sentiments que de raisonnements bien qu’il fasse beaucoup réfléchir. L’œuvre rappelle au spectateur à que la représentation artistique, même celle du réalisme extrême de la photographie, est toujours métaphorique. La nature, porteuse de signification, ne suffit pas. Forte de l’intervention artistique, son pouvoir évocateur double. Elle devient alors capable de nourrir ou de défier les mythes les plus tenaces en cours au sujet des artistes.

 

Jean-Philippe Deneault

Titulaire d’une maîtrise en philosophie et spécialisé en esthétique et philosophie de l’art, il a travaillé pour le compte de diverses organisations artistiques et culturelles telles Le Mois de la Photo, Vox Centre de l’image contemporaine, la Biennale de Montréal, le Musée canadien de la guerre et Bibliothèque et Archives Canada. Il réside actuellement à Saskatoon et siège actuellement au comité éditorial du magazine BlackFlash.

Lire la version anglaise de cet article ici


[1] «[….] par des analogies dans l’agogique, le rythme, l’harmonie, évoquer l’allure de la personne». Définition du portrait dans Étienne SOURIAU, Vocabulaire d’esthétique, Paris : P.U.F., 1990, p.1161-1162.

[2] Jérôme DELGADO, « Hommage aux artistes-cygnes », Le Devoir, 19 mars 2011


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